À Dakar, la restructuration des campus de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) est en chantier. Les logements étudiants ont été confiés à l’agence Hardel Le Bihan, en collaboration avec Alun Be, artiste et jeune architecte sénégalais chargé de conseiller l’équipe sous l’angle de la Culture et de l’identité locale. À l’occasion de la Biennale d’Art de Dakar 2018 et d’une exposition collective avec le designer Jean-Servais Somian, Alun Be revient sur les enjeux de cette expérience de co-conception essentielle à ses yeux, et sur le rôle que sa génération doit jouer dans la réalisation de la ville africaine de demain.
Clémence Mathieu (HLB) :
Quand tu as rencontré Cyrille et Mathurin il y a 3 ans, tu disais avoir divorcé de l’architecture. Pourquoi ?
Alun Be :
Être architecte n’est pas simple au Sénégal. Pour vous donner une idée, il y a environ 250 inscrits à l’Ordre des architectes du Sénégal depuis 1960 (année des indépendances). Les architectes locaux ne jouissent pas, à mon avis, de la reconnaissance qui leur permettrait d’acquérir davantage d’expérience sur de beaux projets, généralement attribués à des confrères étrangers, Italiens, Espagnols, Français. Quand je suis rentré des États-Unis, diplôme en poche en 2013, je me suis retrouvé entre deux mondes, mesurant le challenge qu’il y avait à mixer « bagage international » et connaissance des façons de faire locales. Mais dans mon pays, trop peu nombreux sont ceux construisent avec des architectes pour que j’y trouve ma place. C’est pourquoi je me suis tourné vers la photographie.
CM :
Au sein de l’équipe de maîtrise d’œuvre des Campus UCAD, ta mission consiste à l’origine à renseigner et conseiller l’équipe sur les interactions sociales, le rapport des africains à l’espace et à l’intimité, la vie dans la chambre, etc. A quel moment es-tu passé de conseiller à artiste ?
AB :
Dès les premières rencontres, Cyrille et Mathurin se sont intéressés à mon parcours et m’ont proposé d’intervenir aussi en tant qu’artiste, notamment sur les murs pignons des bâtiments. J’étais enthousiaste, bien sûr, mais la proposition me semblait trop éloignée des habitudes locales pour avoir une chance d’aboutir. Pourtant, ils ont défendu le projet jusqu’au bout et ça a marché. Ces mosaïques de briques en relief sur les murs pignons vont être un élément très marquant dans la perception du nouveau Campus.
« Ce dialogue autour du regard porté sur l’Afrique, par les étrangers et les africains eux-mêmes, est précisément au cœur de mon travail photographique. » — Alun Be
CM :
Tu as aussi travaillé et assuré une forme de direction artistique sur le design des claustras des moucharabiehs ?
AB :
Au démarrage du projet, l’équipe Hardel Le Bihan, qui mobilisait 5 personnes sur ces études, avait déjà fait beaucoup de recherches, approfondies, sur une série de symboles sénégalais et sur leur traduction géométrique sous forme de motifs de moucharabiehs, ces éléments de façades décoratifs qui protègent du rayonnement solaire, ventilent les espaces et préservent l’intimité des chambres. La volumétrie des bâtiments, la trame répétitive induite par les chambres et les contraintes budgétaires demandaient effectivement une réflexion fine sur l’animation des façades. Comme les architectes étaient ouverts d’esprit, j’ai pu les aider à regreffer l’ADN africain dans leurs recherches. On ne pouvait pas se contenter d’être approximatif, méridional ou méditerranéen. Ce projet se devait d’être africain.
« Les architectes ont développé des claustras simples, à base de lignes droites, capables d’exprimer le sens de leur usage, le bien-être et le confort climatique plus qu’une intention décorative. » — Alun Be
CM :
Aujourd’hui ton discours sur l’évolution du métier d’architecte au Sénégal est plutôt optimiste. En quoi ce projet a t’il modifié ta vision des choses ?
AB :
C’est l’ouverture d’esprit et la ténacité de toute l’équipe de maîtrise d’œuvre qui m’a convaincue de l’importance du métier. L’enjeu est énorme, en particulier dans mon pays où l’architecture peut avoir une influence décisive sur le bien-être social, le confort climatique, la prise en compte des enjeux environnementaux, la Culture. Ce mélange d’ouverture et de conviction était nécessaire pour que les connaissances et les savoir-faire locaux puissent s’exprimer dans le projet. Le Sénégal est un pays où cohabitent de très nombreuses communautés. Travailler en co-conception dans un esprit de dialogue, c’est exactement ce dont nous avons besoin.
L’expo est à découvrir jusqu'au 30 juin 2018, Pop up Gallery 49, rue Bugnicourt, Dakar Plateau, Sénégal.
Ouverture du mardi au dimanche, de 11h à 20h.
www.alunbe.com
Alun Be est né à Dakar en 1981. Il a grandi dans différents pays d’Afrique de l’Ouest et en France. En classe de première, il part aux États-Unis où il va étudier l’Art et l’Architecture, à Miami et San Francisco. 14 ans plus tard, il rentre au Sénégal où il s’inscrit en 2013 à l’Ordre des architectes. Après deux ans d’exercice, il s’installe au Danemark où il devient photographe. Il participe presque aussitôt à l’Exposition universelle de Milan de 2015, avec les photos qu’il réalise au Sénégal. En 2016, il est conseiller sur le projet des nouveaux campus étudiants de l’UCAD à Dakar où il concilie son statut d’architecte et sa carrière d’artiste. Il vit depuis 2016 à Amsterdam aux Pays-Bas.